Dérives

J’ai toujours voulu être ailleurs. Où que je sois, être ailleurs. J’ai construit mon identité autour de cette possibilité : fuir.

Je me suis rendu compte il y a quelques années que ce qui m’importait n’était pas tant le lieu de ma fuite que le moyen d’y parvenir. Il fallait que ce soit lent et compliqué. Je devais mériter ce qui m’attendait. Éprouver le temps, les distances.

La photographie s’est lentement glissée dans ces fugues solitaires et est devenue un compagnon de route qui m’aide maintenant à cartographier ces errances.

23 juillet 2017


Je suis à bord du California Zephyr, un train reliant Chicago à San Francisco en 52 heures. J’ai acheté un reflex argentique juste avant le départ. Je tâtonne. La cellule ne fonctionne pas. Je débute et j’ai peur de gâcher de la pellicule alors je déclenche avec parcimonie. Par la fenêtre défilent avec une lenteur déroutante des paysages désolés, dévastés, désertés. Et grandioses. Le temps se disloque. Je suis fascinée.

Je ne veux faire plus que ça. Prendre des trains. Et des photos.

Automne 2018


Un ami me demande de le rejoindre à Amsterdam pour assister à la projection d’un documentaire qu’il a réalisé – et que j’ai déjà vu plusieurs fois. J’y vois un nouveau prétexte à la fuite. 3h20 c’est la durée du trajet en Thalys depuis Paris. Beaucoup trop rapide. Sur google maps – en zoomant sur la carte des Pays-Bas – je remarque qu’un ferry relie Hoek van Holland à Harwich en Angleterre.

Je n’ai jamais entendu parler de ces villes, je ne me les représente pas. Cela suffit à me décider.

Début novembre 2018

Un train pour Londres et deux de plus pour atteindre Harwich.

La lumière d’automne sur le port est particulière. Douce et chaude. Le lendemain je serai à mon tour à bord d’un bateau…

De cette traversée de 7 heures au milieu d’une brume dense et d’une mer d’huile, je ne me souviens que de l’agitation de l’arrivée. Les lumières de la côte perçant le brouillard, l’équipage s’affairant sur le pont. Les seules photos prises.

Les choses sont rarement comme on se les imagine.

Fin janvier 2019


Je repense à un voyage qui n’a pas eu lieu. Clouée au lit le jour du départ. Impossible de prendre l’avion pour Ljubljana – à l’époque je prenais encore l’avion. Je découvre qu’un train de nuit part tous les soirs de Gare de Lyon vers Venise. De là je n’aurai plus qu’à prendre un train ou deux pour passer en Slovénie.

Les trains couchette ont un petit quelque chose de romanesque.

7 février 2019


Toute la nuit une fenêtre défaillante a laissé percer le bruit assourdissant du train filant sur les rails. Au matin, les yeux embrumés, je m’extrais de ma couchette. Je suis saisie par l’éclat de la lumière baignant le couloir du wagon.

Ça valait bien 14 heures de voyage.

Dehors, la plaine du Pô s’étend. Ce n’est ni beau ni laid. Ce pourrait être n’importe où et pourtant dans moins de 2 heures je serai à Venise. Je ne suis jamais allée à Venise.

J’aime tout particulièrement l’idée de n’y rester qu’une heure ou deux, en correspondance.

12 mai 2019


Il paraît qu’il y a un train qui traverse les Balkans de Belgrade à Bar au Montenegro. Plus de 10 heures à cheminer au milieu des montagnes. Et si je passais par Sarajevo ?

A quoi ça ressemble la Bosnie-Herzégovine d’aujourd’hui ? J’ai seulement en tête les images de guerre vues à la télévision quand j’étais enfant. J’ai envie de savoir.

5 juin 2019


Ca y est, j’ai traversé un bout des Balkans en train : des ponts, des tunnels, des montagnes, des arbres et des gares au milieu de nulle part. Halte à Podgorica pour prendre un autre train pour Virpazar, au bord du lac Skadar.

Sur le quai de la gare de Podgorica mon regard est absorbé par une mère photographiant ses filles. Les adolescentes prennent la pose. Elles semblent légères et joyeuses. A l’arrivée du train je décide de grimper dans le même wagon qu’elles. Dans le couloir, l’une des adolescentes observe le paysage défiler. Son regard me plaît, il me semble symboliser ce que je cherche dans ce voyage : une forme d’insouciance et de liberté.

Mi-août 2019


Il me reste 4 jours avant de retourner travailler. Je n’imagine pas rester à Paris. J’ai envie de faire des photos, plus de 2 mois que je n’en ai pas fait. Je n’arrive à photographier que dans l’ailleurs, libérée du quotidien.

Je connais peu la Belgique pourtant si proche. Je vais à Anvers. J’erre dans la ville de longues heures. Je ne suis finalement pas inspirée. Je me retrouve devant la gare. La gare d’Anvers est belle, colorée. J’aime les gares, ce sont des lieux exaltants. Je m’installe sur un banc et j’observe les gens : ceux qui attendent avec moi, ceux qui arrivent, ceux qui partent, ceux qui ratent leur train et j’imagine leurs histoires.



© Marion Romagnan